Enquêter sur les soldats rwandais tués au Nord-Kivu a poussé un journaliste à l’exil et aurait peut-être contribué à la mort de son confrère. Poursuivant leurs investigations, Forbidden Stories a pu identifier certains militaires ayant péri sur le territoire congolais où le Rwanda nie, malgré les preuves, toute implication armée.
Reprenant l’enquête du journaliste exilé Samuel Baker Byansi, qui l’avait commencée avec un collègue décédé depuis dans un accident de voiture suspect, nous avons identifié plusieurs militaires rwandais tués en République démocratique du Congo.
Malgré de nombreux éléments à charge, le Rwanda dément la présence de ses troupes et tout soutien au groupe rebelle M23 dans la région congolaise orientale du Nord-Kivu, où le pays a des intérêts financiers et stratégiques.
Nous avons retrouvé le meilleur ami de l’un des soldats disparus, qui regrette « ne même pas avoir le droit de demander » les causes de sa mort, alors que le régime de Paul Kagame musèle les médias et fait pression sur les familles.
Forbidden Stories
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RWANDA CLASSIFIED
TEMPS DE LECTURE : 6 MIN.
Tombés dans le silence : en République démocratique du Congo, les morts de la guerre inavouée de Paul Kagame
Enquêter sur les soldats rwandais tués au Nord-Kivu a poussé un journaliste à l’exil et aurait peut-être contribué à la mort de son confrère. Poursuivant leurs investigations, Forbidden Stories a pu identifier certains militaires ayant péri sur le territoire congolais où le Rwanda nie, malgré les preuves, toute implication armée.
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(Visuel : Mélody Da Fonseca)
Points clés
Reprenant l’enquête du journaliste exilé Samuel Baker Byansi, qui l’avait commencée avec un collègue décédé depuis dans un accident de voiture suspect, nous avons identifié plusieurs militaires rwandais tués en République démocratique du Congo.
Malgré de nombreux éléments à charge, le Rwanda dément la présence de ses troupes et tout soutien au groupe rebelle M23 dans la région congolaise orientale du Nord-Kivu, où le pays a des intérêts financiers et stratégiques.
Nous avons retrouvé le meilleur ami de l’un des soldats disparus, qui regrette « ne même pas avoir le droit de demander » les causes de sa mort, alors que le régime de Paul Kagame musèle les médias et fait pression sur les familles.
Par Cécile Andrzejewski
28 Mai 2024
Avec Samuel Baker Byansi (M28 Investigates)
De Kigali à Goma, le trajet n’est pas si compliqué. Un bus, quelques heures de route et vous voilà passé du Rwanda à la République démocratique du Congo (RDC). Ce voyage-là, pourtant, a coûté l’exil à un journaliste et peut-être la vie à son collègue.
En novembre 2022, Samuel Baker et John Williams Ntwali, deux reporters rwandais, vont passer une journée à Goma, capitale provinciale du Nord-Kivu. Ils doivent y rencontrer un contact du second. Depuis plusieurs semaines, Samuel Baker s’intéresse à la mort dans des circonstances opaques de jeunes soldats rwandais en RDC. John Williams Ntwali, qui parle français et swahili, est venu lui prêter main forte. « Il connaissait les lieux et la langue, décrit Samuel Baker, aujourd’hui exilé. Ensemble, on travaillait sur le rôle du Rwanda dans le conflit à l’est du Congo. On avait obtenu des informations en source ouverte, donc on est allés à Goma pour continuer nos recherches. » Les deux hommes ne passent qu’un jour sur place, pour des raisons de sécurité.
Enquête interdite
Peu de temps après leur retour à Kigali, la capitale rwandaise, Samuel Baker est arrêté par la police. Il est interrogé sur leur enquête : « Ils m’ont demandé : “Pourquoi tu es allé à Goma ?”, “À cette date précise ?” Mais comment savaient-ils ? Je n’avais même pas pris mon téléphone avec moi ce jour-là ! » L’interrogatoire se révèle suffisamment tendu pour que Samuel Baker, qui n’en est pourtant pas à sa première arrestation, décide de quitter le pays et de laisser sa vie derrière lui.
« Au Rwanda, si un journaliste veut dire la vérité, il doit s’attendre à un retour de flamme. »
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TEMPS DE LECTURE : 6 MIN.
Tombés dans le silence : en République démocratique du Congo, les morts de la guerre inavouée de Paul Kagame
Enquêter sur les soldats rwandais tués au Nord-Kivu a poussé un journaliste à l’exil et aurait peut-être contribué à la mort de son confrère. Poursuivant leurs investigations, Forbidden Stories a pu identifier certains militaires ayant péri sur le territoire congolais où le Rwanda nie, malgré les preuves, toute implication armée.
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(Visuel : Mélody Da Fonseca)
Points clés
Reprenant l’enquête du journaliste exilé Samuel Baker Byansi, qui l’avait commencée avec un collègue décédé depuis dans un accident de voiture suspect, nous avons identifié plusieurs militaires rwandais tués en République démocratique du Congo.
Malgré de nombreux éléments à charge, le Rwanda dément la présence de ses troupes et tout soutien au groupe rebelle M23 dans la région congolaise orientale du Nord-Kivu, où le pays a des intérêts financiers et stratégiques.
Nous avons retrouvé le meilleur ami de l’un des soldats disparus, qui regrette « ne même pas avoir le droit de demander » les causes de sa mort, alors que le régime de Paul Kagame musèle les médias et fait pression sur les familles.
Par Cécile Andrzejewski
28 Mai 2024
Avec Samuel Baker Byansi (M28 Investigates)
De Kigali à Goma, le trajet n’est pas si compliqué. Un bus, quelques heures de route et vous voilà passé du Rwanda à la République démocratique du Congo (RDC). Ce voyage-là, pourtant, a coûté l’exil à un journaliste et peut-être la vie à son collègue.
En novembre 2022, Samuel Baker et John Williams Ntwali, deux reporters rwandais, vont passer une journée à Goma, capitale provinciale du Nord-Kivu. Ils doivent y rencontrer un contact du second. Depuis plusieurs semaines, Samuel Baker s’intéresse à la mort dans des circonstances opaques de jeunes soldats rwandais en RDC. John Williams Ntwali, qui parle français et swahili, est venu lui prêter main forte. « Il connaissait les lieux et la langue, décrit Samuel Baker, aujourd’hui exilé. Ensemble, on travaillait sur le rôle du Rwanda dans le conflit à l’est du Congo. On avait obtenu des informations en source ouverte, donc on est allés à Goma pour continuer nos recherches. » Les deux hommes ne passent qu’un jour sur place, pour des raisons de sécurité.
Les rebelles du Mouvement du 23 mars (M23) annoncent leur retrait de la ville de Rumangabo, à une cinquantaine de kilomètres de Goma, capitale provinciale du Nord-Kivu (est de la République démocratique du Congo). Le 1er juin 2023 (Crédit : Glody MURHABAZI / AFP)
Enquête interdite
Peu de temps après leur retour à Kigali, la capitale rwandaise, Samuel Baker est arrêté par la police. Il est interrogé sur leur enquête : « Ils m’ont demandé : “Pourquoi tu es allé à Goma ?”, “À cette date précise ?” Mais comment savaient-ils ? Je n’avais même pas pris mon téléphone avec moi ce jour-là ! » L’interrogatoire se révèle suffisamment tendu pour que Samuel Baker, qui n’en est pourtant pas à sa première arrestation, décide de quitter le pays et de laisser sa vie derrière lui.
Samuel Baker
REPORTER RWANDAIS EXILÉ
« Au Rwanda, si un journaliste veut dire la vérité, il doit s’attendre à un retour de flamme. »
Une fois hors du Rwanda, il confie avoir prévenu son collègue : « Je lui ai dit que la situation était mauvaise, que j’étais parti et qu’il fallait qu’il fasse attention à sa sécurité. Mais il m’a répondu qu’il avait l’habitude. » Deux mois plus tard, John Williams Ntwali meurt dans un accident de voiture suspect, une nuit de janvier à Kigali. « J’ai appris sa mort dans les journaux », murmure Samuel Baker, qui a depuis demandé l’asile dans un pays européen. « Au Rwanda, si un journaliste veut dire la vérité, il doit s’attendre au retour de flamme. » Encore plus s’il se penche sur l’implication du pays dans le conflit qui déchire l’est du Congo. Pour cette enquête-là, interdite aux reporters rwandais, « le prix à payer peut être très élevé ».
Car officiellement, le Rwanda n’intervient pas chez son voisin. « Le Rwanda n’a pas de troupes en RDC », objecte ainsi, en octobre 2023, le ministre des Affaires étrangères Vincent Biruta d’après un briefing diplomatique cité dans un rapport de l’ONU. Interrogé à de multiples reprises ces dernières années, Paul Kagame, à la tête du pays depuis 24 ans, tient la même ligne. En décembre 2022 : « Le problème n’a pas été créé par le Rwanda et n’est pas le problème du Rwanda. C’est le problème du Congo. » En mars 2024 : « Pourquoi le Rwanda serait-il impliqué en RDC ? »
Accumulation de preuves
Les raisons de l’immixtion rwandaise en RDC sont pourtant multiples, expose le spécialiste de la région des Grands Lacs et chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri) Thierry Vircoulon, qui détaille « plusieurs hypothèses ». D’abord, « le discours officiel rwandais expliquant qu’il s’agit de lutter contre la présence des FDLR [Forces démocratiques de Libération du Rwanda], qui sont les ex-génocidaires », présents depuis trente ans l’est du Congo et n’ayant jamais répondu de leurs actes face à la justice rwandaise ou internationale.
Le chercheur avance aussi l’éventualité d’« une volonté d’emprise économique du Rwanda sur les richesses naturelles des Kivu [les régions de l’est de la RDC, ndlr] depuis très longtemps » et « l’idée, émise par les autorités rwandaises directement et notamment par Paul Kagame, que la frontière est illégitime et qu’une partie du Nord-Kivu devrait faire partie du Rwanda ». Auprès de la RTBF, partenaire du projet « Rwanda Classified », l’ancien major de l’armée rwandaise Robert Higiro, aujourd’hui exilé, dépeint le président Kagame comme « obsédé par le contrôle du Kivu, l’est de la RDC, pour les raisons que nous connaissons tous : les minerais, l’argent. Ce n’est pas parce qu’il se bat pour les Tutsis », que le pouvoir rwandais assure protéger dans la région. Le gouvernement rwandais n’a pas répondu à nos questions.
« Le Rwanda ne veut pas être publiquement condamné par l’ONU comme étant un pays agresseur. »
Malgré l’accumulation des preuves ces dernières années, rassemblées notamment par le groupe d’experts de l’ONU sur la RDC, et en dépit de l’appel, en avril, d’Emmanuel Macron à ce que Kigali « retire ses forces » du pays, le Rwanda continue de nier toute intervention, que ce soit via son armée régulière (les forces rwandaises de défense, RDF) ou par un soutien au groupe rebelle du M23. « En droit international, quand votre armée est de l’autre côté d’une frontière, ça s’appelle une agression et vous risquez d’être condamné par la communauté internationale. Le Rwanda ne veut pas être publiquement condamné par l’ONU comme étant un pays agresseur, comme la Russie est un pays agresseur en Ukraine », explique Thierry Vircoulon.
Un nom, une photo et la mention « RIP »
Avant son exil, Samuel Baker avait décidé de retracer le destin de soldats rwandais impliqués dans le conflit. Que savaient-ils de l’endroit où ils étaient envoyés combattre, voire mourir ? « Comment rapporter cette histoire sans qu’elle ne puisse être niée ? » s’interroge le journaliste qui, patiemment, a recueilli sur les réseaux sociaux les messages déplorant la mort de jeunes militaires – parfois partagés par des comptes au discours violemment anti-rwandais. Ces derniers mois, ils se sont multipliés sur Facebook ou Twitter, portant souvent la mention « RIP », le nom et une photo du soldat en uniforme. C’est pour relater l’histoire de ces hommes qu’il est parti à Goma avec John Williams Ntwali. C’est parce qu’il a voulu faire la lumière sur ces disparitions qu’il a dû fuir son pays.
Cette enquête précieuse, il l’a poursuivie avec Forbidden Stories après la mort de John Williams Ntwali, dans le cadre du projet « Rwanda Classified », rassemblant 17 médias partenaires. En recoupant leur identité et la date de leur décès, puis en soumettant nos informations à une source proche du dossier, anonymisée pour préserver sa sécurité, nous avons pu établir que parmi les treize cas de soldats relevés par Samuel Baker, une majorité d’entre eux auraient perdu la vie en République démocratique du Congo. Ces militaires ont des grades différents : caporaux, seconds lieutenants, lieutenants, lieutenants colonels. Ils sont morts entre mai 2022 et le début de l’année 2023.
« La seule réponse qu’on reçoit, c’est qu’il est “mort en service” »
Parmi eux, Paul*, dont le nom a été changé pour préserver l’anonymat. Sur la photo qui accompagne les messages pleurant sa mort, il porte un uniforme vert de cadet, béret bien ajusté sur la tête, son sourire est fier, quoiqu’un peu timide, ses mains jointes, dans cette pose toujours légèrement guindée qu’ont les soldats sur leurs portraits officiels. « Il était mon meilleur ami, depuis notre plus jeune âge », raconte Simon*, sous couvert d’anonymat. À tel point que Paul devait faire partie des garçons d’honneur de son mariage. Il n’en aura jamais eu la chance. Quelques temps avant la cérémonie, à l’automne 2022, le jeune soldat meurt sur ce front congolais qui ne dit pas son nom. Ses frères d’armes l’accompagnent en uniforme lors de ses funérailles, mais la cause de son décès ne sera jamais expliquée aux siens.
« La seule réponse qu’on reçoit, quand on pose la question, c’est qu’il est “mort en service” », regrette son meilleur ami. Paul aimait retrouver ses proches dans leur bar favori de Kigali, où il commandait de l’eau ou un soda. « La dernière fois qu’on s’y est vus, environ un mois avant sa mort, il m’a demandé de ne pas compter sur lui pour le mariage. J’ai compris, car je connaissais son travail. », reprend Simon. Paul l’aidera malgré tout à financer les festivités. « Je ne sais pas s’il aimait son job, mais vous savez, l’armée reste la dernière option pour les jeunes Rwandais afin d’éviter le chômage à vie. »
C’est un autre ami, militaire lui aussi, qui finira par dévoiler les véritables circonstances du décès de Paul. « Il nous a dit ouvertement qu’il était mort au Congo et que c’est pour cette raison que son corps avait mis tant de temps à atteindre Kigali », décrit Simon. D’après lui, l’armée aurait intimé à la famille de ne plus évoquer la raison de la mort de Paul
Testaments retrouvés sur les corps
Au fil de notre enquête, une vingtaine de noms s’ajoutent à ceux rassemblés par Samuel Baker : Jean-Pierre*, Edouard*, Eric*… Des éléments de preuve aussi. Ainsi de ces sortes de testaments retrouvés sur les corps de soldats, que nous nous sommes procurés, mentionnant leur nom, grade et numéro de téléphone, puis laissant ces quelques instructions : « Je vous écris pour informer que je donne le mandat à ma sœur S. […] de pouvoir retirer l’argent dans mon compte à la banque Zigama [dédiée aux militaires rwandais, ndlr] », « Je soussigné C. rédige la présente lettre pour vous informer que je donne l’autorisation à mon père J-B. […] de retirer 170 000 francs rwandais sur mon compte bancaire à Zigama CSS afin qu’il puisse résoudre certains problèmes à la maison parce que je ne suis pas disponible pour lui donner cet argent moi-même. » Des documents similaires ont également été publiés en 2023 dans un rapport du groupe d’experts de l’ONU sur la RDC.
Puis, ce sont des témoignages filmés obtenus par des chercheurs locaux, comme celui d’un combattant de 34 ans du groupe rebelle soutenu par Kigali, le M23, révélant être originaire du Rwanda où il aurait intégré l’armée à 13 ans. Un commandant du même M23 reconnaît pour sa part avoir servi au poste frontière entre le Rwanda et la RDC, et donc probablement son appartenance – passée ou actuelle – aux RDF. « Même au Rwanda tu fais toujours l’armée ? », l’interroge le chercheur. « C’est toujours l’armée », élude l’officier. Le M23 contrôle actuellement les territoires du Rutshuru et du Masisi, au Nord-Kivu congolais. « Les humanitaires estiment qu’il y a peut-être dans ces deux territoires environ un million de personnes déplacées, sur une population du Nord-Kivu d’environ six millions de personnes », décrit Thierry Vircoulon.
« Kagame envoie des milliers de militaires en RDC, mais aucun ne rentre chez lui. »
Selon plusieurs sources, le nombre de militaires rwandais présents sur le territoire congolais oscillerait entre 3000 et 5000 hommes, quand les rangs du M23 compteraient entre 1000 et 3000 combattants.
« Kagame envoie des milliers de militaires en RDC, mais aucun ne rentre chez lui. Ils sont tous tués, malheureusement » regrette auprès de Forbidden Stories Eugène Gasana, ancien ambassadeur du Rwanda auprès des Nations unies, désormais en rupture avec Kigali. C’est le cas de Paul, qui a perdu la vie loin des siens dans ce conflit toujours nié par son pays. « Ça fait tellement mal de ne pas savoir exactement ce qui lui est arrivé, déplore Simon, son ami endeuillé. Et de ne même pas avoir le droit de demander. » Avoir osé poser la question aura coûté aux journalistes Samuel Baker et John Williams Ntwali pour l’un, l’exil, pour l’autre, peut-être la mort.